Dans la culture japonaise, il existe un terme, ikigaï, dont l’équivalent en français serait « la raison d’être », c’est-à-dire ce qui nous définit en profondeur, ce qui nous guide. Une sorte de boussole qui balise chacun de nos projets, chacune de nos actions. Un point de repère qui permet d’y voir plus clair et qui facilite nos choix. On sait où on va, ce qui nous motive vraiment, on se concentre sur ce qui est important. Il y a plusieurs années, j’ai mené un travail de réflexion personnelle qui m’a permis de définir cet ikigaï. Bien évidemment, connaître sa raison d’être ne suffit pas, il faut également se fixer des objectifs en cohérence.
Si, d’ores et déjà, votre projet professionnel correspond à votre raison d’être, vous êtes sur la bonne voie. On pense souvent qu’il faut arriver à passionner les gens dans le cadre de leur travail, mais la passion ne se décrète pas. Il faut savoir ce qui passionne les gens et leur proposer un projet en conséquence.
Si le sujet vous intéresse, vous interpelle, lisez ci-dessous la transcription légèrement remaniée de ma conférence à TEDx Bordeaux. Il y est question de logiciel libre, de Richard Stallman, d’Eben Moglen (à qui j’ai emprunté le titre de la conférence), d’ ikigaï, de passion, et de la vie en général :
Frédéric Couchet : Hello everybody, I am pleased to be here today to spend some time with you, to speak about something…
Rassurez-vous je ne vais pas continuer à parler en anglais car, comme vous pouvez l’entendre, je suis plutôt assez mauvais.
Pendant longtemps, j’ai pensé que cette grosse faiblesse allait m’empêcher de mettre en œuvre un de mes rêves les plus chers : changer le monde. C’est un beau projet, changer le monde ! Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours voulu faire de la politique pour avoir un impact sur la société. Mon bac en poche, j’envisage donc de « candidater » à Sciences-Po. Mais, au concours, il y a une note éliminatoire en anglais et, avec un minimum de 7 que j’étais absolument sûr de ne pas avoir, je pouvais faire une croix sur Sciences-Po et potentiellement sur mon envie de faire de la politique.
Je me suis donc inscrit par hasard dans une fac d’informatique, à Paris 8. Ça sonne bien, Paris 8, mais 8 ce n’est pas le 8^e arrondissement de Paris. Paris 8, c’est à Saint-Denis, dans le 9-3, et c’est déjà beaucoup moins sexy. Comment changer le monde à partir de là ? Mais c’est justement là que j’ai rencontré des gens qui ont changé le cours de ma vie, des personnes qui m’ont expliqué qu’on pouvait avoir un impact sur la société grâce à l’informatique.
Paris 8, c’est une fac pauvre. Par pauvre, j’entends avec peu de moyens, donc avec très peu d’ordinateurs disponibles. Alors plutôt que de venir le matin pour essayer de réserver une machine, on décidait d’y passer des nuits pour travailler sur nos projets, mais également sur ceux des autres.
Je me souviens très bien de la première soirée, c’était un jeudi de novembre. Imaginez une dizaine d’informaticiens, de geeks, autour d’une table, travaillant ensemble et séparément. Dès que l’un de nous trouvait une chose intéressante, il la partageait. Ça pouvait être une jolie façon de corriger un bug, une erreur de programmation ou un rajout de fonctionnalité. Nous étions dans une réelle dynamique de partage.
Paris 8, c’est également une fac un peu particulière, il n’y avait pas que les étudiants qui passaient leur nuit dans les locaux. Il y avait aussi des enseignants, des chargés de cours. Je sais que, dans l’imaginaire du grand public, le geek est un être étrange qui reste scotché sur son ordinateur toute la journée ou, dans notre cas, toute la nuit. Pourtant, non, nous faisions des pauses de temps en temps, et notamment en compagnie d’un enseignant dont je me souviendrais toujours : Marc Detienne.
Il a radicalement changé ma vie et celle de mes amis. C’est le premier à nous avoir expliqué que les pratiques que nous avions à Paris 8 n’étaient pas courantes. Les logiciels que nous téléchargions, c’était des logiciels libres d’utilisation. Nous avions également le code source du logiciel, c’est-à-dire sa « recette », nous pouvions étudier son fonctionnement, éventuellement rajouter des fonctionnalités ou corriger des erreurs. Mais ce n’était pas du tout un processus naturel à l’époque. Aujourd’hui encore, la pratique dominante de l’informatique, c’est le logiciel propriétaire, également appelé privateur: des programmes dont on ne connaît pas le mode de fonctionnement, dont on n’a pas la recette, et que seul l’éditeur peut contrôler.
Nous, nos logiciels étaient et sont encore aujourd’hui des logiciels libres. Marc Detienne nous a également expliqué que, parmi les gens qui dédiaient leur vie aux logiciels libres, il y avait un informaticien américain, Richard Stallman, qui concevait des logiciels libres et qui avait créé une fondation dédiée à leur promotion.
Et un jour, Stallman vient à Paris 8. Imaginez, pour nous étudiants en informatique, l’impact de cette venue… Stallman, c’est une icône. L’un des meilleurs développeurs de logiciels libres dans le monde, l’un de ceux qui développaient les logiciels que nous utilisions à l’époque : le Zinedine Zidane ou le Mozart du Logiciel Libre, en visite à Paris 8, à Saint-Denis ! On se rue à sa conférence. Il y a plein de monde. On s’attend à ce qu’il nous parle de technique, d’informatique, mais rien de tout cela : il nous parle de société, de partage, de coopération. Il nous explique comment le Logiciel Libre peut avoir un impact sur la société.
Pour lui, le Logiciel Libre c’est l’incarnation informatique de notre devise républicaine, « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Liberté, parce qu’on a le droit d’utiliser le logiciel, d’étudier son fonctionnement, on a également le droit de le modifier et de le redistribuer.
Égalité, parce que tout le monde a le même droit, quel que soit son statut.
Fraternité, parce que le libre favorise le partage et la coopération.
Accordons-nous une petite pause pour expliquer l’importance de l’informatique, aujourd’hui. Les ordinateurs sont omniprésents dans notre quotidien : réseaux sociaux, services bancaires, services publics… Il est donc essentiel que nous gardions le contrôle sur nos outils. Le Logiciel Libre n’est pas simplement une alternative technique au logiciel propriétaire. C’est avant tout un socle pour nos libertés. Et c’est une philosophie basée sur le partage et l’ouverture.
Logiciel Libre et Internet se sont développés de concert et en harmonie. L’architecture logicielle d’Internet est basée sur des logiciels libres. Et Internet a favorisé le développement du Logiciel Libre. Si vous pensez n’avoir jamais utilisé de logiciels libres, sachez qu’à chaque fois que vous vous baladez sur Internet, des logiciels libres accompagnent votre voyage. Sans logiciels libres, il n’y aurait pas d’Internet tel que nous le connaissons. Et Internet, qui est un outil avant tout de contact et de mise en relation de milliards d’êtres humains, a favorisé les pratiques de partage. La première de ces pratiques est celle des logiciels libres.
Mais d’autres ont suivi. Pouvions-nous ne serait-ce qu’imaginer il y a dix ans que la principale encyclopédie en ligne Wikipédia serait une encyclopédie libre d’accès et libre de modifications ?
Mais revenons à Stallman et à sa conférence. Pour nous, et après les nuits passées avec Marc Detienne, c’est une révélation. La révélation d’un enjeu fondamental de société dans lequel il faudrait s’investir, et qui nous tendait les bras. À notre simple niveau d’informaticien, en utilisant et en diffusant des logiciels libres, on pouvait avoir un impact sur la société.
À la fin de nos études, en 1996, on se posait la question avec quelques amis de ce que nous allions faire. Puisque nous avions naturellement appris l’informatique à base de logiciels libres, on décide tout aussi naturellement de faire du Logiciel Libre et de le faire connaître en France. Un peu comme ce que fait Stallman aux États-Unis. On crée donc une association dont l’objectif est simple : promouvoir le Logiciel Libre.
On se lance dans l’aventure comme ça, sans feuille de route, sans business-model. On invite des gens à nous rejoindre, on crée un site Internet pour faire connaître nos activités et, pendant des années, on va mener des actions visant à promouvoir et à défendre le Logiciel Libre. Activité qui va, petit à petit, changer un peu la société, mais nous changer également.
Nous changer parce qu’on va apprendre des tas de choses nouvelles, on va devoir sortir de notre zone de confort. Ensemble, on va apprendre à défendre un projet, une cause. On a appris, par exemple, à étudier des projets de loi. Nous, informaticiens, nous étudions du code, du code informatique. Mais finalement, un projet de loi, c’est un code écrit dans un langage différent, qu’on peut étudier, qu’on peut déchiffrer, qu’on peut éventuellement corriger, améliorer, ce qu’on appelle « patcher » dans notre langage d’informaticien.
Évidemment, il a fallu aller voir des politiques pour défendre notre cause, donc nous sommes allés les voir. On a appris à parler leur langage et on peut espérer que, peut-être, au fur et à mesure des années, ils ont appris à parler un peu du nôtre. Nous avons étudié, agi sur ces projets de lois qui ont un impact sur la société.
Et fondamentalement, au-delà de toutes ces activités, pourquoi cette cause du Logiciel Libre me fait-elle vibrer ? Pourquoi je viens vous en parler aujourd’hui ? Parce que, par essence, c’est une cause que l’on ne peut pas mener seul. Il y a plein de causes qu’on peut mener seul, que des gens exceptionnels peuvent mener seuls. La cause du Logiciel Libre, on la mène à plusieurs.
Les logiciels libres sont écrits par des gens en collaboration. Nous, à notre niveau, on essaye de faire connaître les logiciels libres de façon collaborative. Au fur et à mesure des années, nous avons mûri, nous nous sommes développés, nous avons obtenu des résultats, des amendements votés dans des projets de lois, la participation au rejet d’une directive européenne sur les brevets logiciels… Mais, plus que tout cela, nous avons construit une microsociété associative dans laquelle les gens pouvaient agir. Isolés, même avec la plus grande volonté du monde, nous n’aurions pas eu les mêmes résultats. Si nous avions agi chacun dans notre coin, nous n’aurions pas eu le même impact. Mais, ensemble, nous avons pu maîtriser à la fois les processus législatifs, les documents de communication, la présence, la visibilité.
En 1996, nous étions 5 : 5 informaticiens, 5 geeks. Aujourd’hui, nous sommes des milliers, plus de 4 000, et la plupart ne sont pas informaticiens. La plupart de nos membres sont des gens du grand public qui utilisent quelques logiciels libres mais qui ont surtout compris leur importance. Notre action est aujourd’hui reconnue et relayée par la presse, reconnue par les pouvoirs publics. Nous avons réussi, simplement parce que nous avons réussi à construire, à réunir des énergies. Ce qu’on a construit, c’est avant tout un cadre, dans lequel les gens qui ont envie de créer et de partager peuvent se sentir bien et peuvent venir apporter leur pierre à l’édifice.
À titre personnel, j’ai beaucoup appris dans cette aventure, j’ai beaucoup évolué. Par exemple, j’ai appris qu’il fallait faire confiance aux gens. Déléguer des objectifs, mais pas une façon de faire ; demander des documents de communication, mais pas une façon de les réaliser. C’est fondamental quand on travaille ensemble d’apprendre à être tolérant. Accepter que les gens soient différents. Il faut laisser la place à l’initiative, pour permettre aux gens de s’investir et de s’améliorer. Quand vous travaillez ensemble, avoir confiance dans la capacité des autres est fondamental. Il faut également savoir valoriser le travail effectué.
Parmi les gens qui constituent l’association, il y a des jeunes, des retraités, des juristes, des traducteurs, des graphistes, et il y a même des personnes qui, comme une de mes collègues, viennent de Sciences-Po. La boucle est bouclée, tout le monde se retrouve dans ce combat.
Aujourd’hui, on pense trop souvent que c’est l’argent qui motive les gens, qui va leur permettre de les faire avancer. Non, la meilleure façon de valoriser les gens, ce n’est pas forcément de leur donner plus d’argent. Bien sûr, les gens ont besoin d’argent pour vivre. Mais ce dont ils ont avant tout besoin, c’est de savoir qu’ils peuvent être utiles à quelque chose. Qu’ils peuvent participer à un projet plus global. Et ça, c’est peut-être le plus extraordinaire dans l’aventure que j’ai vécue dans le monde associatif. À travers le Logiciel libre, on contribue à changer un petit peu la société, mais on permet aussi à chaque personne, chaque adhérent, chaque bénévole de pouvoir apporter sa pierre à l’édifice, sa petite contribution qui s’intègre dans un tout plus global. Les personnes peuvent exprimer leurs talents, leurs envies, dans un cadre bienveillant et valorisant.
L’idée que je veux faire passer, en reprenant les propos d’Eben Moglen, qui est une figure importante du Logiciel Libre, c’est que le Logiciel Libre est une aventure humaine. L’homme qui joue rencontre l’homme qui fabrique. C’est un jeu parce qu’on s’amuse, mais on fabrique aussi quelque chose. À travers le Logiciel Libre, on a un impact sur la société et, à travers le Logiciel Libre, on permet à des gens d’exprimer leur créativité. Et quand on donne un cadre aux gens pour exprimer leur créativité, ils le font.
Si je devais résumer mon parcours en quelques mots, je dirais : j’ai participé à créer une communauté, j’ai appris à travailler avec cette communauté, nous avons mené des actions, des combats et tout ça parce que j’ai trouvé, il y a quelques années, la cause qui m’anime. Celle qui me fait lever le matin avec enthousiasme, celle qui permet à ma femme et à mes enfants de supporter mes longues heures derrière un clavier ou mes périodes d’absence, ce que les Japonais appellent l’ ikigaï, la « raison d’être ». Ma raison d’être est simple, avoir un impact sur la société, être utile aux autres, agir avec les autres. À travers le Logiciel Libre, j’ai le sentiment d’enrichir la société, j’agis avec les autres et pour les autres.
Et ce que je veux vous souhaiter à tous, aujourd’hui, à chacun d’entre vous, c’est de trouver, si ce n’est déjà fait, votre ikigaï.